C’était un après-midi de juin. J’embarque à Milan-Malpensa sur un vol d’une compagnie low-cost à destination de Paris-Charles de Gaulle. Je prends place à l’arrière sur le siège-fenêtre, à quelques mètres de l’aile droite de l’avion. J’aime particulièrement voyager en regardant le paysage. Mais j’aime par-dessus tout, observer les mouvements de déploiement des ailes de l’aéronef en phases de décollage et d’atterrissage. Comme si, à défaut d’être à l’intérieur de la cabine de pilotage, ces mouvements me renseigneraient sur les éventuelles difficultés que pourraient rencontrer l’avion en vol. A peine ai-je rangé mon sac à dos sous le siège avant comme le recommandent les hôtesses et stewards, qu’une jeune personne à la silhouette de mannequin se poste près du siège-couloir à ma gauche. Celle-ci range délicatement sa valisette dans le coffre au-dessus de sa tête puis, en s’asseyant, pose sur le siège qui nous sépare, une pile de journaux et magazines et m’invite à les lire aussi si tel est mon vœu.
En observant les unes, mon regard est attiré par un article relatif à la Ligue du nord, parti raciste et xénophobe. Je tire ce quotidien, tourne les pages, lis et relis l’article en question. Ma lecture terminée, je parcours les pages restantes à la recherche d’un autre article digne d’intérêt. Hélas ! Je repose le journal, prends au hasard un second, un troisième. Puis, je m’intéresse à un premier magazine, un second, un troisième. Je les trouve, les uns après les autres, insipides. Tous ne traitent que des frasques des hommes politiques et VIP. Ces Very Important Personalities sont les stars du petit écran et tous ceux qui, pour avoir remporté une téléréalité, ont vu leur statut économique passer de la disette à l’extrême abondance. Au pays de la pasta et de la pizza, rien qu’une petite victoire, le plus souvent obtenue au prix d’une triche sans nom, et l’on se retrouve du jour au lendemain multimillionnaire. Casalinghe traînant l’ennui quotidien en compagnon, operaie esseulées et ragazzine rêveuses sont friandes de ces émissions et contribuent à coup de sms, à financer ces énormes cagnottes ainsi que les somptueux émoluments des présentatrices.
Je reprends donc mon tout premier quotidien. Je lis et relis l’article susmentionné. Puis me vient l’idée de prendre des notes. Je viens de trouver le thème de ma prochaine chronique. Je sors de la poche poitrine de ma chemise, le billet du bus qui m’avait conduit à la gare de train, trois heures plus tôt. Je note donc le nom et la page du journal, les titres et auteur de l’article pour faciliter mes recherches, à mon retour de Paris.
C’est alors que ma généreuse voisine de siège me lance :
- Mi scusi, mà ha un modo strano di leggere il giornale ! Tutti non lo fanno cosi. Excusez-moi, mais vous avez une drôle de lecture des journaux! La plupart des gens ne les lit pas de cette façon.
- Come mai? Et comment ça ?, je lui rétorque.
- Ha letto al meno cinq volte lo stesso articolo. Ora, sta notando non so cosa? Vous avez lu le même article au moins cinq fois. Et voilà, à présent, vous êtes en train de noter, je ne sais quoi ?
J’ai compris, en un quart de tour, qu’elle voulait causer. Mais, j’étais plutôt sur mes gardes. Parce que j’ai appris, depuis le temps que je vis à coté des toubabous, chez eux, qu’ils sont un concentré d’hypocrisie et de mauvaise foi. Néanmoins, je lui réponds :
- Faccio il giornalista. Je suis journaliste.
- Qua, in Italia? Ici, en Italie?
- Non mi far ridere ! Qua in Italia, un immigrato di colore fare il giornalista? Ne me faites pas rire! Un immigré noir exercer le métier de journaliste?
- Da quanto tempo è in Italia? Depuis combien de temps êtes-vous en Italie ?
- Quasi cinque anni. Presque cinq ans.
- Quindi, che lavoro fa? Donc, quel travail faites-vous?
- Ho lavorato di quà di là, a fare il bidello, l’operaio alimentare o metalmecanico, l’adetto alle pulizie e che ne so ancora… J’ai travaillé ici et là, faisant le technicien de surface, l’ouvrier dans l’industrie alimentaire et métal mécanique et que sais-je encore…
- Mi dispiace, ma perché è venuto qua visto che ha studiato molto? Je suis désolé, mais qu’êtes-vous venu faire ici vu que vous avez fait de grandes études?
- Per amore. Par amour.
A cet instant précis, je l’ai crue sourire mais elle étouffa son sourire. Alors, j’ai eu une soudaine envie de lui crier que :
- Elle avait bien raison de se moquer de moi,
- Je n’en avais rien à foutre,
- J’avais à terminer mon initiation à la vie,
- J’avais choisi d’écrire ma Légende personnelle, ce dont elle et bien de ses compatriotes n’en étaient capables….
Mais, je n’en ai pas eu la force. A présent, je la regardais, droit dans les yeux, comme si je voulais tirer de ces pupilles dilatées par cette curiosité mêlée de complaintes, la réponse à sa propre question. Je me suis tu.
Puis, la voix du commandant de bord a retenti : nous allons entamer notre descente sur Paris CDG.
J’ai jeté un coup d’œil par dedans l’hublot. Je voyais deux étendues jaunes et vertes défiler, les unes succédant aux autres. J’ai su plus tard que c’étaient des champs de foin et de maïs.
L’avion s’était posé et roulait doucement vers le terminal pendant que la chef de cabine nous disait d’une voix suave au revoir dans les trois langues d’usage : français, anglais et italien. Ma voisine ne disait plus rien. Moi non plus d’ailleurs. Elle ne me daignait même pas un regard. Moi, je la surveillais du coin de l’œil.
La porte s’est ouverte, les passagers ont commencé à débarquer. Je restais là, assis à ma place en train d’observer ce gentil vacarme. Tout le monde sorti de l’appareil, je me suis levé, ai endossé mon sac et me suis dirigé vers la porte. Le personnel de bord était réuni là, à ma droite et me souhaitait un excellent séjour parisien, à l’instar de mes compagnons de voyage.
J’ai marché d’un pas lourd du tunnel vers l’aérogare. A cette période-là, la grippe A s’était invitée dans tous les pays. Il fallait zigzaguer dans le tunnel pour sortir. Au dernier tournant, je tombe à pic sur ma voisine. Elle me sourit. Je lui rends son sourire. Puis, elle me dit : «Le auguro un buon ritorno in Italia ; magarri, ci revederemo. Moi, j’ai répondu : Anché a lei e Grazie di tutto.
Je n’avais pas de bagage en soute. Je me suis précipité vers la gare RATP logée au cœur même de l’aéroport. J’ai acheté mon ticket pour Chaville rive Droite via Paris.
Je n’étais pas au bout de mes peines. Pour la première fois depuis mes six allers et retours en six mois, le trajet sera le plus long. Sept heures pour parcourir une trentaine de kilomètres. Des manifestants avaient décidés de perturber le trafic ferroviaire en Île de France et s’étaient installés sur les voies.
Par Jacques POWPLY
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